Titre VII

N° 4 - avril 2020

L'égalité devant la justice pénale dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : à propos, notamment, de la nécessaire courbure d'un principe essentiel

Résumé

Déduit de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, garantissant l'égalité devant la loi, l'égalité devant la justice, notamment pénale, est un principe dont l'étude est injustement délaissée par la doctrine pénaliste. Riche d'une importante jurisprudence forgée par le Conseil constitutionnel, ce principe reçoit une définition lui assurant une souplesse permettant au législateur de diversifier les règles de procédure pénale pour faire face à un contentieux hétérogène et massif. Deux aspects du thème retiennent l'attention : celui de la recherche d'un point de repère objectif pour décider d'une rupture d'égalité, la légalité si importante en droit pénal et présente à l'article 6 de la Déclaration devrait servir de boussole ; celui ensuite du périmètre du principe puisqu'une question d'égalité peut aisément se mêler à des principes dont il est délicat de la distinguer clairement.

La procédure pénale n'est-elle pas, par nature, inégalitaire ? L'action publique, reposant sur le principe de l'opportunité des poursuites, implique une appréciation du ministère public sur la réponse pénale à apporter à la délinquance ; les auteurs de deux infractions comparables peuvent donc être traités judiciairement de façon différente(1). Le législateur a tâché d'encadrer ce principe à l'article 40-1 du Code de procédure pénale en raison de la perception négative suscitée par sa terminologie même, un principe « d'opportunité » des poursuites pouvant être mal perçu dans une société assurant la garantie des droits et l'égalité de tous devant la loi comme devant le juge. Ni la personne poursuivie, ni la victime ne pouvaient voir favorablement un tel système qu'une vision caricaturale pouvait associer à l'arbitraire.

La France, depuis 1789, a affirmé fortement et de multiples fois son rejet de l'arbitraire ainsi que son attachement au principe d'égalité qui, de la philosophie politique, est passé dans le monde du Droit pour en constituer l'un des fondements opérationnels(2). Affirmé par de nombreuses dispositions constitutionnelles, il est clamé notamment par le Préambule de la Constitution de 1946 et l'article 2 de la Constitution de 1958 pose, quant à lui, le triptyque républicain au centre duquel siège l'égalité(3). La Déclaration de 1789 a institué les bases d'un nouvel ordre politique dans lequel l'égalité est affirmée essentielle car « l'amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l'amour de la démocratie est celui de l'égalité »(4). Il était alors naturel que l'article 6 de la Déclaration commence par proclamer que « la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation » et poursuit en affirmant que « elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Cette disposition capitale de la Déclaration historique lie donc au sein du même article la loi et l'égalité. Tous les citoyens peuvent participer, directement ou indirectement, à l'élaboration de la loi et tous sont ses destinataires. Cette égalité devant la loi devait très logiquement trouver dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel son prolongement dans l'énoncé de l'égalité devant la justice. Dans sa décision du 23 juillet 1975, le Conseil affirme que « le principe d'égalité devant la justice (qui) est inclus dans le principe d'égalité devant la loi proclamé dans la Déclaration des Droits de l'homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution »(5). Mais les progrès du Droit conduisant à des nuances pour mieux épouser la complexité sociale, le Conseil n'a pas érigé l'égalité en principe rigide pour le doter au contraire d'une flexibilité nécessaire. Tel le roseau de la fable de La Fontaine qui plie pour ne pas être déraciné, l'égalité résiste aux vents parfois mauvais des tempêtes législatives, pour demeurer le repère essentiel du fonctionnement d'une justice dont les modalités évoluent.

Le principe d'égalité est particulièrement sensible en procédure pénale compte tenu, d'une part, des enjeux de cette discipline pouvant aboutir au prononcé d'une peine, et, d'autre part, de son évolution vers une diversification importante des règles de procédure amenant à s'interroger sur le respect dudit principe. Cette diversité tient au type de réponse pénale mis en œuvre à la suite de la commission d'une infraction dont le choix par le parquet a une incidence sur la peine encourue. La diversité est également celle des statuts, et donc des prérogatives, des personnes intéressées aux étapes d'une même procédure pénale. La complexité de la procédure pénale, régie par un Code devenu illisible, suscite autant d'interrogations sur le respect du principe d'égalité devant la justice.

Les multiples figures de la délinquance ainsi que le souci de désengorger les juridictions pénales en variant les voies procédurales et les droits des différentes parties au sein d'une même voie expliquent la perte d'unité de la procédure pénale. Malgré cela, le principe d'égalité figure parmi ceux qui ouvrent le Code de procédure pénale, puisque selon le I de l'article préliminaire « Les personnes se trouvant dans des conditions semblables et poursuivies pour les mêmes infractions doivent être jugées selon les mêmes règles ». Cette rédaction s'inspire de la formulation du Conseil constitutionnel qui veille sur le principe d'égalité devant la justice tout en le dotant d'une flexibilité afin de préserver la liberté du législateur pénal. Toute la difficulté pour le Conseil constitutionnel est de déterminer la courbure acceptable de ce principe essentiel. Pourtant, la doctrine pénaliste ne paraît pas s'emparer de la question ; bien des ouvrages de procédure pénale, étudiant les principes cimentant la discipline, ne s'intéressent qu'à l'égalité des armes et non à l'égalité devant la justice pénale. Un examen des principes directeurs par le seul prisme de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme explique ce silence puisque le principe d'égalité devant la justice n'a pas de place au sein de l'article 6 de la Convention européenne. Ce réflexe européen borne finalement l'horizon et prive ici d'une étude de la source constitutionnelle qui permet pourtant seule de remonter aux origines.

A revenir vers l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et l'importante jurisprudence constitutionnelle qui en découle, deux aspects du thème seront retenus, faute de pouvoir ici rendre compte de l'ensemble de sa riche étendue. Tout d'abord, celui de la recherche d'un point de repère objectif pour décider d'une rupture d'égalité, la légalité si importante en droit pénal et présente à l'article 6 de la Déclaration devrait servir de boussole (A). Ensuite, celui de son périmètre puisqu'une question d'égalité peut se nicher dans bien des règles de procédure, se mêlant à des principes dont il est délicat de la distinguer clairement (B).

A. L'érosion de la légalité comme repère de l'égalité devant la justice

Le législateur doit exercer pleinement sa compétence pour ne pas laisser dans l'ombre des zones, aussi ponctuelles qu'elles paraissent, au sein desquelles pourraient venir se nicher des ferments d'inégalité alors que l'enjeu est le prononcé d'une peine. Le législateur ne peut s'en remettre à des magistrats, même du siège, pour préciser des points de mise en œuvre des règles procédurales car, lui seul, tient de l'article 34 de la Constitution la compétence pour régir la procédure pénale dans ses moindres détails.

La loi ne saurait ainsi confier au Président du Tribunal de Grande Instance, de manière discrétionnaire et sans recours, le soin de ventiler les affaires correctionnelles entre une formation collégiale et un juge unique ; et le Conseil, qui conclut à une atteinte à l'égalité devant la justice, d'ajouter que « le respect de ce principe fait obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon des règles différentes »(6) .

La légalité est, également, un garde-fou dans l'édiction des régimes dérogatoires de la procédure pénale qui se multiplient et posent des questions d'égalité en variant les règles de procédure puisque ce qui n'est plus unitaire est potentiellement inégalitaire.

Prenant acte de l'existence et de l'importance de phénomènes singuliers de délinquance, le législateur a créé, dans le livre IV du Code de procédure pénale, des régimes particuliers dont le plus complet est celui relatif à la criminalité et à la délinquance organisées. La dangerosité de celle-ci, sa structuration, les moyens qu'elle utilise ainsi que les profits qu'elle génère lui confèrent un profil criminologique la distinguant de la délinquance ordinaire et justifiant l'édiction de règles procédurales adaptées afin d'assurer la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle.

L'égalité est un principe aisément invocable qui peut tout aussi aisément empêcher le législateur de mener sa politique en rigidifiant un droit devant s'adapter à son objet, en l'occurrence la délinquance. Il convenait d'éviter ce travers consistant à considérer que l'édiction de toute nouvelle norme est suspecte de générer une inégalité tout en ne laissant pas un blanc-seing au législateur pour multiplier et étendre à l'envi les règles dérogatoires.

Le Conseil constitutionnel explique ainsi que « s'il est loisible au législateur, compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de l'article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, mais à la condition que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense »(7). Dans cette décision du 2 mars 2004 examinant la création du régime relatif à la délinquance organisée, le Conseil explique très clairement à propos de la légalité que « cette exigence s'impose non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infractions »(8). La légalité procédurale ne répond donc pas uniquement à une exigence de prévisibilité mais, en plus, à un impératif de nécessité assurant que la rigueur des modalités procédurales est indispensable pour lutter contre des infractions constituant une menace sévère pour la société. Les mesures mises en œuvre en procédure pénale étant par nature restrictives ou attentatoires aux libertés constitutionnellement garanties, la Constitution n'est sauvegardée qu'en veillant à ce que ce mal soit véritablement nécessaire(9). Le contrôle constitutionnel du respect de l'égalité devant la justice est un contrôle poussé puisque le Conseil demande au législateur, d'une part, de justifier les différences qu'il crée ce qui revient à définir avec objectivité et précision les faits, les situations et les personnes concernées par la procédure dérogatoire. D'autre part, des garanties égales doivent être assurées au justiciable ; si le législateur ne peut alors supprimer des garanties dans le régime dérogatoire, il peut les moduler. Il est ainsi possible de prévoir que la cour d'assises compétente en matière de terrorisme est composée exclusivement de magistrats, les principes d'indépendance et d'impartialité étant parfaitement sauvegardés(10) ou encore d'allonger la durée de garde à vue ainsi que de retarder l'intervention de l'avocat lorsque de telles mesures interviennent dans des cas définis, précisément encadrées par la loi et laissent intact le contrôle de l'autorité judiciaire(11) .

Le respect de la légalité pénale appelle quelques observations. Cette légalité, lorsqu'est édicté un régime dérogatoire, tient à la fois à l'exercice de sa compétence par le législateur ainsi qu'à la qualité rédactionnelle, les articles 34 de la Constitution et 8 de la Déclaration de 1789 étant ainsi concernés. Dans la décision du 2 mars 2004, le Conseil a relevé que les infractions à propos desquelles la procédure dérogatoire pouvait être mise en œuvre et listées par le législateur étaient assorties de la circonstance aggravante de bande organisée définie par l'article 132-71 du Code pénal. Il note également que la difficulté d'appréhender les auteurs des infractions concernées tient à l'existence d'un groupement ou d'un réseau dont l'identification, la connaissance et le démantèlement posent des problèmes complexes(12) ajoutant que les infractions énumérées sont susceptibles « pour la plupart, de porter une atteinte grave à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes »(13). On regrette le « pour la plupart » qui s'accommode mal avec une appréciation rigoureuse de la nécessité, mais le Conseil a relevé que le vol, figurant dans la liste, même criminel et commis en bande organisée, ne présente pas en soi la gravité suffisante puisqu'il ne compromet pas la vie ni la sécurité des personnes ; afin de respecter l'article 9 de la Déclaration de 1789 selon lequel les procédures spéciales ne doivent pas imposer de rigueur qui ne serait pas nécessaire, « il appartiendra à l'autorité judiciaire d'apprécier l'existence de tels éléments de gravité dans le cadre de l'application de la loi déférée »(14). Dès lors, la gravité sera soit inhérente à la qualification retenue par la loi soit relèvera de l'appréciation faite par l'autorité judiciaire alors qu'il n'y a aucune équivalence entre les deux ni en termes de prévisibilité ni en termes de légitimité.

Il convenait donc de resserrer l'appréciation de la légalité d'autant qu'il y avait fort à parier que le législateur étendrait le champ du régime dérogatoire créé. En ce sens, la loi du 23 mars 2019 ajoute à l'intitulé du titre XXV du livre IV du Code de procédure pénale baptisé « de la procédure applicable à la criminalité et à la délinquance organisée », un disgracieux « et aux crimes » qui entend modifier totalement le périmètre du régime dérogatoire(15). Si le Conseil n'a pas remis en cause cette modification d'intitulé --augurant de l'avenir -, il n'a pour autant pas accepté l'extension des enquêtes spéciales aux crimes. Cependant, son appréciation rompt avec ses analyses de 2004 puisqu'il abandonne toute référence au principe d'égalité - donc à celui de légalité- et base son analyse sur deux autres considérations. La première tient à l'absence, dans le nouveau texte, du critère de complexité qui restreindrait pourtant le nombre de crimes pouvant donner lieu aux mesures spéciales ; la seconde à l'absence de rôle confié au juge dans l'appréciation de la nécessité et de la proportionnalité des mesures(16). Le Conseil donne ainsi au législateur le mode d'emploi constitutionnel d'une extension du régime dérogatoire hors de sa sphère initiale. Mais si la décision de 2004, déjà, relevait la gravité et la complexité des infractions, c'était à la lumière de leur énumération par le législateur(17). Dans la décision de 2019, le critère de complexité ne dépend plus forcément de la loi qui déterminerait une liste exhaustive d'infractions ou une circonstance aggravante les assortissant, ce qui supprime les caractéristiques juridiques communes entre les infractions soumises pourtant au même régime(18). Autrement dit, la complexité est désormais factuelle, relevant de la seule appréciation du juge qui décidera ainsi de soumettre ou non l'infraction au régime dérogatoire. Ce que ce système perd en prévisibilité se répercute de facto sur l'égalité qui sera, par voie de conséquence, moins bien préservée.

Cette censure ouvre en réalité la porte à l'extension, par conséquent à la banalisation, par la loi du régime dérogatoire hors de la délinquance organisée qui justifiait pourtant, constitutionnellement, son existence.

Si le recul de la légalité procédurale, remplacée par l'intervention de l'autorité judiciaire, est un choix d'analyse, les difficultés tenant à la délimitation du principe d'égalité devant la justice persistent malgré les apports de la jurisprudence constitutionnelle, exprimant ce que ce principe essentiel peut avoir de difficilement saisissable par sa portée rayonnante.

B. La difficile délimitation du principe d'égalité devant la justice face aux autres principes de procédure

L'un des risques inhérents au principe d'égalité est de susciter l'obnubilation, compte tenu de l'aura que lui confère son origine historico-politique, au point de voir des ruptures d'égalité dans toute disposition dont le périmètre n'est pas général ou dont le régime est mal dessiné. Le Conseil constitutionnel doit donc en rationaliser l'application en cherchant l'équilibre entre la liberté que doit conserver le législateur dans la diversification des réponses apportées à la délinquance et la garantie d'égalité qui constitue l'un des piliers de la procédure pénale ainsi que l'un des fondements de sa crédibilité pour le justiciable. Toutefois, rencontrant d'autres principes de la procédure pénale, l'égalité devant la justice est parfois délicate à délimiter.

Il est vrai que le Conseil constitutionnel a conféré à l'égalité devant la justice une fonction palliative lorsqu'un principe ne peut recevoir de consécration au rang supérieur mais que sa mise en œuvre peut fausser de manière flagrante les garanties du procès. Ainsi du double degré de juridiction qui ne reçut pas l'onction constitutionnelle(19), mais peut se voir protégé lorsque son absence génère une atteinte à l'égalité. Le Conseil censure alors des dispositions permettant à la partie civile présente en première instance de soulever des demandes nouvelles en appel ou encore de se constituer partie civile pour la première fois en cause d'appel « puisque, selon l'attitude de la personne qui demande réparation, les prévenus bénéficieraient ou ne bénéficieraient pas d'un double degré de juridiction en ce qui concerne les intérêts civils »(20). Le même raisonnement anima le Conseil constitutionnel en matière de prescription de l'action publique qui n'est pas érigée au rang de principe supérieur mais dont la mise en œuvre ne peut être inégalitaire(21).

Le principe d'égalité devant la justice est également un principe de renfort de garanties constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel a tiré de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme une série d'exigences procédurales allant du droit au recours effectif, au procès équitable en passant par le respect des droits de la défense, entre autres(22). Le principe d'égalité étant clairement affirmé par l'article 6 de la même Déclaration, il ne pouvait être ramené à l'article 16. Le Conseil conjugue donc les deux dispositions dont la teneur se complète(23) mais dont les périmètres peuvent parfois se superposer. Ainsi du droit d'accès au juge et du principe d'équilibre des parties qui relèvent de l'article 16 mais peuvent mettre facilement en cause l'article 6 si l'une des parties seulement est privée de cette prérogative. L'égalité devant la justice a un rayonnement d'autant plus important que, lorsque le législateur crée une prérogative, sans que la Constitution l'exige, il doit assurer une égalité dans son exercice dès lors qu'au regard de l'objectif poursuivi par le législateur, la différence de traitement instituée crée une discrimination injustifiée(24). Il ne peut, par exemple, réserver à la seule partie civile la possibilité d'obtenir le remboursement des frais engagés lors d'un pourvoi en cassation, dans le cas où la personne poursuivie est reconnue responsable, alors qu'il n'est pas prévu que cette dernière puisse jouir de la même possibilité(25). Comme il ne peut réserver la notification des réquisitions définitives au procureur de la République aux avocats des parties sans accorder les mêmes prérogatives aux parties sans avocats, une telle différence portant atteinte aux droits de la défense et au principe du contradictoire(26).

En revanche, sont à l'abri des reproches constitutionnels, des dispositions dérogeant au droit commun mais dont l'encadrement, suffisamment soigné, préserve les garanties procédurales et dont la raison d'être est parfaitement objective(27). Le Conseil admet également des dérogations aux garanties lorsque celles-ci s'appliquent seulement dans les hypothèses peu graves. Il considère ainsi comme admissible qu'une amende soit prononcée sans contrôle juridictionnel, qui est pourtant parmi les garanties les plus essentielles, lorsque deux conditions sont cumulativement réunies : seuls sont concernés les délits pour lesquels est encourue une peine privative de liberté de trois ans au plus et que les amendes prononcées restent faibles(28). On voit mal en quoi le respect de ces conditions protège le principe d'égalité devant la justice puisqu'au final l'auteur d'une infraction va faire l'objet d'une réponse pénale diligentée par le seul parquet ; au surplus, la détermination d'un seuil de gravité à un caractère artificiel qui ne peut ici s'appuyer sur aucune disposition constitutionnelle. Dès lors dire, pour préserver l'avenir, que « ces seuils ne sauraient être aggravés » emporte difficilement la conviction, d'autant que leur évolution n'a rien d'impossible notamment parce que rien n'interdit la modification du plafond des amendes contraventionnelles pris en référence. Il ne s'agit donc pas ici d'une courbure du principe d'égalité pour épouser les sinuosités de la procédure pénale, mais d'une réduction de son champ d'application conduisant à une éviction des garanties selon le critère malléable de la faible gravité.

L'égalité est également évoquée pour dénoncer une différence de prérogatives entre les parties à un procès pénal. Mais une telle question doit faire l'objet d'un examen doublement contextualisé : d'une part, les procédures civile, administrative ou pénale ont des finalités différentes appelant un examen différent ; d'autre part, au sein même de la procédure pénale, les parties ont chacune leur rôle et donc chacune leur place ; vouloir égaliser leurs prérogatives reviendrait à déséquilibrer la procédure pénale. Une décision du 23 juillet 2010(29) pouvait ici laisser inquiet puisqu'une disposition du CPP a été censurée parce qu'elle refusait une possibilité de pourvoi en cassation formé par la partie civile à l'encontre des arrêts de la chambre de l'instruction. Or, le Conseil aboutit à une telle conclusion après avoir énuméré un certain nombre de droits dont la partie civile jouit en procédure pénale, donnant l'impression que la privation dénoncée était une particulière injustice ; pourtant, une analyse plus complète de la procédure pénale pouvait conduire à citer un ensemble de situations dont la partie civile est traditionnellement privée parce qu'elle ne participe pas à la répression et ne peut prétendre rivaliser ni avec le prévenu, dont les droits sont renforcés compte tenu de l'enjeu pour lui, ni avec le ministère public qui défend l'intérêt général. On remarquera qu'au final, le Conseil considère que la disposition en cause « apporte une restriction injustifiée aux droits de la défense », signifiant ainsi que la restriction au droit au recours est excessive en soi, indépendamment des prérogatives accordées ou non aux autres parties au procès pénal. L'article 16 de la Déclaration de 1789 réclame en effet le respect des droits de la défense « qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties  ». L'article 6, cité en début de décision, est oublié à la fin alors qu'une analyse sur son terrain aurait permis une approche plus globale par la mise en balance des droits des différentes parties au regard de leur rôle respectif dans le procès pénal.

Cette décision est demeurée heureusement isolée et le Conseil a admis que la partie civile ne puisse faire appel que de ses seuls intérêts civils quand l'appel du prévenu peut concerner tant l'action publique que l'action civile(30). Mais l'équilibre n'est pas l'égalité, sa recherche réclame la contextualisation soulignée précédemment, et par conséquent, une lecture d'ensemble de la procédure pénale à la lumière des dispositions techniques qui dessinent le rôle de chacun. Autrement dit, le point de repère de l'appréciation constitutionnelle doit être la finalité de la procédure pénale et non la prérogative en soi ou par rapport à celles dont jouissent les autres parties. Le Conseil formule d'ailleurs cette position dans une décision qui considère conforme à la Constitution une disposition limitant la possibilité pour le mis en examen de faire appel des ordonnances du juge d'instruction, car « la personne mise en examen n'est pas dans une situation identique à celle de la partie civile ou à celle du ministère public ; que, par suite, les différences de traitement résultant de l'application de règles de procédure propres à chacune des parties privées et au ministère public ne sauraient, en elles-mêmes, méconnaître l'équilibre des droits des parties dans la procédure »(31). Là encore, la courbure donnée au principe d'égalité lui permet d'épouser la procédure pénale.


La tâche du Conseil n'est pas toujours aisée pour au moins deux raisons. D'une part, il doit déterminer les éléments de comparaison nécessaires à l'appréciation de l'égalité, ce qui est délicat dans une discipline ayant perdu son unité. D'autre part, il doit dessiner cette égalité en s'accommodant des textes dont il est saisi ; leur technicité allant grandissant et la qualité de rédaction déclinant, il est parfois difficile de confronter la généralité des principes constitutionnels à des dispositions législatives sans esprit. Cela ne peut pour autant conduire le Conseil à réécrire la loi pour préserver le principe d'égalité(32) ; la méconnaissance de ce principe justifie pleinement la censure du texte examiné. L'égalité procédurale ne pourra être, à notre sens, pleinement sauvegardée que si le Conseil constitutionnel attribue à nouveau à la légalité de la matière son rôle exigeant, conformément à la lettre et à l'esprit de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme. Il redonnera ainsi au principe essentiel la référence objective qui lui est nécessaire tout en préservant la juste courbure que lui confère le rôle qui doit être le sien.

(1): Le Conseil constitutionnel considère que « le pouvoir du procureur de la République de choisir les modalités de mise en oeuvre de l'action publique ou les alternatives aux poursuites ne méconnaît pas le principe d'égalité ; » (Cons. const., déc. n° 2014-416 QPC du 26 sept. 2014, Association France Nature Environnement [Transaction pénale sur l'action publique en matière environnementale] cons. 16).

L'appartenance du parquet à l'autorité judiciaire justifie aussi, pour le Conseil, qu'il exerce librement son action devant les juridictions (Cons. const., déc. n° 2017-680 QPC du 8 déc. 2017, Union syndicale des magistrats [Indépendance des magistrats du parquet], cons. 6). Ces affirmations n'emportent pas pleinement l'adhésion. Pour une position plus nuancée, voir : Cons. const., déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, cons. 258.

(2): Nicole Belloubet-Frier, « Le principe d'égalité », AJDA, n° spécial 20 juillet- 20 aout 1998, p 152 et spéc. p 153 : « En ce sens, légalité est d'abord un principe de volonté politique, un principe ambigu qui peut revêtir de multiples facettes puisque la sélection des propriétés à prendre en compte pour déterminer l'égalité est subjective et conjoncturelle et ne peut prétendre à l'universalité »

(3): Sur les multiples affirmations du principe d'égalité par les textes constitutionnels : Ferdinan Melin-Soucramanien et Hugues Moutouh, « Les deux faces du principe d'égalité », in Bertrand Mathieu (dir) Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Dalloz 2008, p 203, et spéc p 205.

(4): Montesquieu, De l'esprit des lois, Livre V, Chap. III.

(5): Cons. const., déc. n° 75-56 DC du 23 juil. 1975, Loi modifiant et complétant certaines dispositions de procédure pénale spécialement le texte modifiant les articles 398 et 398-1 du code de procédure pénale, cons 4.

(6): Idem, cons 5.

(7): Par exemple Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons 30.

(8): idem, cons n° 5.

(9): Voir en ce sens idem cons n° 6 ; voir aussi art préliminaire CPP, III, al 4.

(10): Cons. const., déc. n° 86-213 DC du 3 sept. 1986, Loi relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'Etat, cons 13.

(11): Cons. const., déc. n° 2004-492 DC, op cit, cons 23 à 34.

(12): Idem cons. 15.

(13): Idem cons. 16 .

(14): Idem cons. 17.

(15): Dorénavant le Titre XXV du Livre IV du CPP s'intitule « De la procédure applicable à la criminalité et à la délinquance organisées et aux crimes » (art 46 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019).

(16): Cons. const., déc. n° 2019-778 DC, op cit , cons 161 à 166.

(17): Cons. const., déc. n° 2004-492 DC, op cit cons 19.

(18): Dans sa décision. n° 86-213 DC, op cit , cons n° 24, le Conseil explique « Considérant que les règles de composition et de procédure dérogatoires au droit commun qui trouvent, selon le législateur, leur justification dans [les caractéristiques spécifiques du terrorisme] ne sauraient, sans qu'il soit porté atteinte au principe d'égalité devant la justice, être étendues à des infractions [qui ne présentent pas les mêmes caractéristiques] et qui ne sont pas nécessairement en relation avec celles visées à l'article 706-16 nouveau du code de procédure pénale » (c'est nous qui soulignons).

(19): Cons. const., déc. n° 2004-491 DC du 12 fév. 2004, Loi complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française, cons 4 : « Considérant, en premier lieu, que le principe du double degré de juridiction n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle ; »

(20): Cons. const., déc. n° 80-127 DC du 20 janv. 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, cons 70 à 73 - Cons. const., déc. n° 2010-81 QPC du 17 déc. 2010, M. Boubakar B. [Détention provisoire : réserve de compétence de la chambre de l'instruction] cons 7.

(21): Cons. const., déc. n° 2013-302 QPC du 12 avr. 2013, M. Laurent A. et autres [Délai de prescription d'un an pour les délits de presse à raison de l'origine, l'ethnie, la nation, la race ou la religion], cons 6.

(22): Voir Thierry Renoux, Michel de Villers et Xavier Magnon, Code constitutionnel, LexisNexis 2019, p 462.

(23): Le Conseil explique (voir par exemple le Commentaire officiel de la décision n° 2013-302 QPC) que les articles 6 et 16 lui permettent de procéder à deux examens : l'égalité devant la procédure et l'égalité dans la procédure, autrement dit le droit pour les auteurs des mêmes infractions à être jugés selon la même procédure, et l'égalité de prérogatives entre les parties au sein d'un même procès.

Ces deux dispositions permettent au Conseil de se prononcer en matière d'égalité devant la justice et spécifiquement d'égalité devant la procédure pénale, ces deux contrôles ne se différenciant pas (voir commentaire officiel de la décision n° 2019-804 QPC du 27 sept 2019, p 14).

(24): Voir par exemple Cons. const., déc. n° 2012-228/229 QPC du 6 avr. 2012, M. Kiril Z. [Enregistrement audiovisuel des interrogatoires et des confrontations des personnes mises en cause en matière criminelle], cons 9.

(25): Cons. const., déc. n° 2011-112 QPC du 1er avr. 2011, Mme Marielle D. [Frais irrépétibles devant la Cour de cassation], cons 6.

(26): Cons. const., déc. n° 2011-160 QPC du 9 sept. 2011, M. Hovanes A. [Communication du réquisitoire définitif aux parties], cons 4 et 5.

(27): Cons. const., déc. n° 2015-461 QPC du 24 avr. 2015, Mme Christine M., épouse C. [Mise en mouvement de l'action publique en cas d'infraction militaire en temps de paix], notamment cons 8 à 10.

(28): Cons. const., déc. n° 2019-778 DC, op cit, cons. 252 et 270.

(29): Cons. const., déc. n° 2010-15/23 QPC du 23 juil. 2010, Région LANGUEDOC-ROUSSILLON et autres [Article 575 du code de procédure pénale], en particulier cons 4, 5 et 8.

(30): Cons. const., déc. n° 2013-363 QPC du 31 janv. 2014, M. Michel P. [Droit d'appel des jugements correctionnels par la partie civile]. Le Conseil conclut qu'il n'y a pas d'atteinte au droit à un recours effectif, ni à la présomption d'innocence ni à aucun autre droit constitutionnel.

(31): Cons. const., déc. n° 2011-153 QPC du 13 juil. 2011, M. Samir A. [Appel des ordonnances du juge d'instruction et du juge des libertés et de la détention], cons 5.

(32): Voir Cons. const., déc. n° 2019-778 DC, op cit, cons 252 dans laquelle le Conseil fixe lui-même un seuil pour l'application de l'amende forfaitaire délictuelle.

Citer cet article

Bertrand de LAMY. « L'égalité devant la justice pénale dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : à propos, notamment, de la nécessaire courbure d'un principe essentiel », Titre VII [en ligne], n° 4, Le principe d’égalité , avril 2020. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/l-egalite-devant-la-justice-penale-dans-la-jurisprudence-du-conseil-constitutionnel-a-propos